Quelque part, Deux Jours, Une Nuit est une sorte de Rosetta inversé…
Luc Dardenne: C’est vrai ce que vous dites là. Durant tout le film, Sandra cherche à joindre les autres employés afin de parler avec eux. Elle en appelle à leur sentiment de solidarité. Même auprès de gens qui n’en ont nullement envie. Elle veut savoir pourquoi ils ont accepté ce bonus (qui lui fait perdre son boulot). La solidarité n’est pas le problème de Rosetta, si ce n’est un peu à la fin. Pour Rosetta c’est la guerre. Mais Sandra peut uniquement espérer obtenir quelque chose via les autres. Donc, en fait, ce film parle de solidarité. Sandra est à la recherche de la confiance que les autres ont en elle, alors qu’elle-même n’a aucune confiance en elle.
Jean-Pierre Dardenne: Ce n’est donc pas un hasard, puisque Rosetta, c’est nous qui l’avons fait (rit). Non, sérieusement, nous avons certainement pensé à ces points communs.
Cette idée de proposition perverse – choisir entre un bonus et le licenciement de quelqu’un – vous l’avez puisée dans la réalité?
Jean-Pierre: Ca existe, c’est certain, et il y a eu des situations similaires. Mais depuis la crise de 2008, les choses se sont encore aggravées. On propose aux gens de travailler à mi-temps, et si ils refusent, ils sont mis à la porte. Ils n’ont donc pas d’autre choix que d’accepter le mi-temps. Il existe des tas de propositions qui contribuent au système aujourd’hui en place. Mais nous ne voulions pas chercher des responsables du côté des patrons. Ceci n’est que le reflet de ce qu’ils décident. Et les patrons doivent prendre des décisions pour que leur affaire survive. D’un autre côté, la solution la plus facile et la plus rapide consiste à trancher dans le personnel. C’est toujours comme ça. C’est pervers et injuste, mais la question tourne autour de ce qu’un employé peut faire lorsqu’il ou elle veut se battre afin de garder son job. Les patrons peuvent dire que ce n’est pas de leur faute, que c’est parce que l’employé n’accepte pas la situation. Mais c’est facile à dire car les gens veulent à tout prix conserver leur emploi. Et c’est le patron qui a le dernier mot. Il lui suffit de dire qui si l’employé n’accepte pas la proposition, il cherchera d’autres personnes.
Quand ce projet a-t-il vu le jour?
Jean-Pierre: Il y a une dizaine d’années.”
Luc: Nous avons réattaqué ce script deux ou trois fois, mais ça n’aboutissait pas. A un moment, Sandra était devenue une sorte de personnage secondaire d’un film que nous n’avons jamais fait. Et puis, à un moment, elle est revenue. Les personnages vont et viennent dans nos têtes. Le film sur lequel nous avons travaillé ensuite n’a pas abouti, et Sandra a à nouveau attiré notre attention, et nous avons cherché ce que nous pourrions faire avec elle. Et tout s’est mis en place lorsque nous avons trouvé le personnage de son époux. Voila.
Jean-Pierre: Nous avons rapidement trouvé la structure, mais pas la fin. Nous avons travaillé d’arrache-pied sur les différentes rencontres entre Sandra et les autres employés. Chaque situation devait être différente. Nous voulions que chacun nous apprenne pourquoi il avait dit oui ou non. Ou avait changé d’avis. Parfois les gens changent d’avis. Mais pour les gens qui ont dit oui au bonus au début, cela signifie qu’ils en ont besoin, économiquement parlant.
Sandra doit en fait constamment poser la même question. N’aviez-vous pas peur de tomber dans la répétition?
Jean-Pierre: Elle doit en effet toujours poser cette question, mais en réalité, ce qu’elle doit surtout arriver à faire, c’est obtenir de ses collègues qu’ils parlent. Et parfois, elle se trouve face à l’épouse de l’employé, pas l’employé lui-même. Nous savions évidemment que des répétitions étaient possibles et que cela pourrait être une source d’ennui. Nous devions donc rendre ces répétitions dramatiques. De sorte que le spectateur puisse se demander comment elle va poser sa question. Elle dit la même chose, mais souvent avec d’autres mots. Dans chaque scène, il fallait que la scène soit différente, mais ils fallait aussi que le message soit à chaque fois ‘mettez-vous à ma place’.
Comment Marion s’est-elle ralliée au projet?
Jean-Pierre: Vu que nous avons aidé à produire De Rouile et D'Os d’Audiard, nous avions eu un contact direct avec elle. Nous avons appris à mieux la connaître et nous avons voulu travailler avec elle et elle avec nous. Nous sentions quelque chose de très fort dans son interprétation. Nous avions originellement pensé à elle pour le rôle d’un docteur de banlieue. Mais le scénario a changé, et le personnage a changé. Nous avons repris contact par la suite, et elle était toujours partante. C’est à ce moment qu’on a pensé à elle pour le personnage de Sandra.
Luc: Le défi avec Marion était de voir comment nous pouvions intégrer la ‘star Marion’ à notre univers. Elle devait perdre les personnages de ses autres films et véritablement donner âme au corps de notre Sandra. Ce que nous avons obtenu essentiellement grâce aux répétitions. Et Marion est arrivée, en seulement quelques jours, à devenir l’une de nos actrices. Mais Marion est aussi quelqu’un qui travaille très dur.?