Ang Lee dévoile son penchant le plus tragique dans 'Lust, Caution'.
"Il n'y a qu'en faisant comme si que l'on atteint la vérité"
D'amants pratiquant le kung-fu à un géant vert colérique, en passant par des cowboys homosexuels: le réalisateur Ang Lee aime les héros à coeur ouvert. Dans ce nouveau chef d'oeuvre, un de plus, le sublime drame d'espionnage qu'est 'Lust, Caution', son obsession pour le tragique atteint même des sommets insoutenables. "Il faut vraiment que je fasse un sevrage après ça!"
'Crouching Tiger, Hidden Dragon' a rendu Ang Lee, réalisateur taïwanais, célèbre dans le monde entier. Son adaptation du comic 'Hulk' lui a fait perdre du crédit, mais le travail effectué sur la nouvelle 'Brokeback Mountain', maintes fois couronnée, a confirmé sa maîtrise. Pour son nouveau film, 'Lust, Caution', le réalisateur remet le cap sur sa terre natale, l'Asie.
Cette tragédie sur fond d'espionnage, se déroule à Shanghai, ville occupée, durant la seconde guerre mondiale. Etudiante à l'université, Wong Chia Chi (interprétée par la nouvelle venue, Wei Tang) atterrit dans une compagnie théâtrale aux ambitions immenses: la troupe envisage en effet de renverser l'occupant chinois. Après quelques aventures somme toute peu graves, la jeune femme arrive dans l'entourage du mystérieux politicien Mister Yee (rôle de l'habitué de Wong Kar Wai qu'est Tony Leung). Leur relation explosive s'avèrera plus destructrice que ce que quiconque aurait pu imaginer.
Comme c'est toujours le cas chez Lee, 'Lust, Caution' est bien plus qu'un simple thriller. Les scènes de sexe explicites et questions philosophiques en font même le plus grand défi de sa carrière. Le sympathique réalisateur est d'ailleurs visiblement content lorsque l'interview démarre sur une question relativement innocente:
'Lust, Caution' est bourré d'allusions à Hitchcock. Non seulement, l'intrigue rappelle celle de 'Notorious', mais votre protagoniste passe également devant une affiche de 'Suspicion'!
Ang Lee: Je trouvais amusant de montrer que rien ni personne n'échappe à la machine de propagande chinoise. Même lorsque les plus grands des classiques étaient projetés dans les salles, la projection se voyait interrompue toutes les x minutes par l'une ou l'autre info idiote. Je pense d'ailleurs que Eileen Chang, l'auteure de la nouvelle sur laquelle je me suis basé, était une grande fan de 'Notorious'. Les points communs dans la construction de l'intrigue peuvent difficilement être dus au hasard. Mais il ne faut pas non plus oublier que Chang a elle aussi été amoureuse d'un collaborateur, et qu'elle a porté les cicatrices de cette relation toute sa vie. C'est aussi pour cela qu'elle a établi le lien entre occupant/occupé et homme/femme.
'Lust, Caution', tout comme 'Brokeback Mountain', dure plus de 2 heures, et pourtant, là aussi, la source est une nouvelle.
Ang Lee: Est-ce une plainte? (rit doucement)
Pas du tout. Je me demandais seulement ce que vous ajoutiez comme supplément d'informations dans votre retravail de l'histoire
Ang Lee: Ouh, ça ce n'est pas évident. Je sais seulement que j'aime travailler sur des nouvelles. Lorsqu'Annie Proulx, l'auteure de 'Brokeback Mountain', a vu le film, elle a déclaré qu'il faudrait adapter plus souvent des nouvelles. Et elle a raison. Les romans vous obligent à raconter une histoire, alors que les nouvelles vous laissent une sorte d'espace de respiration cinématographique.
Qu'avez-vous concrètement ajouté ici?
Ang Lee: Il n'y a qu'une seule chose qui ait fondamentalement changé: la scène de meurtre environ à mi-film ne se trouvait pas dans la nouvelle originale. Si nous ne l'avions pas ajoutée, l'histoire aurait simplement tenu sur les deux rencontres des amants maudits. Pas vraiment la matière suffisante pour faire un long-métrage. L'idée est venue de mon scénariste habituel et producteur, James Schamus. Un truc typiquement américain: changer un élément dans une histoire avec laquelle ils n'ont rien à voir. (rit) Je blague: son intervention donne une structure adaptée au film. La jeune fille est sexuellement déflorée, alors que les hommes de la troupe de théâtre perdent leur innocence d'une autre manière.
Il y a eu beaucoup de bruit autour du caractère explicite des scènes de sexe entre l'espionne et son objectif. Aux Etats-Unis, il est interdit aux moins de 17 ans, alors que le senseur chinois a coupé un quart du film. Vous avez voulu le rendre aussi dramatique d'entrée de jeu?
Ang Lee: Au départ, je ne savais pas jusqu'où je voulais aller, mais au cours du tournage, je me suis rendu compte que ces scènes devaient toucher le spectateur au plus profond de son âme. Je me suis tout à coup souvenu que c'était le sous-texte sexuel sombre qui avait titillé mes démons intérieurs à la lecture de la nouvelle.
Qu'est-ce qui a été le plus dur à filmer? L'intrigue politique ou les scènes de sexe?
Ang Lee: Le sexe, évidemment! (rit) C'était terriblement éprouvant, autant physiquement que psychologiquement. Les Chinois ne sont pas très calés quand il s'agit d'être sentimentalement démonstratifs, et encore moins quand on aborde des émotions ambigües comme celles qui assaillent mes protagonistes. Les scènes de sexe que j'ai dû tourner par le passé ont été beaucoup plus aisées. On lançait la caméra, et tout allait de soi. Cette fois, j'ai dû expliquer en détail ce que je voulais. Je trouvais ça tellement fatiguant que ces jours-là, je ne tenais que six heures sur le set.
On croirait presque que ça a été traumatisant.
Ang Lee: Imaginez-vous. Vous vous retrouvez avec une petite équipe sur le lieu de tournage. Tout le monde se met à nu au propre comme au figuré pour ajouter à la dynamique d'une scène si intime. Dans ces moments, on découvre des choses sur les autres qu'on n'aurait pas voulu savoir. Ajoutez à cela le fait que vous vous trouvez face à des asiatiques hyper réservés, et vous aurez une idée de l'ampleur de la chose.
Et pourtant, c'est à une actrice totalement inexpérimentée que vous avez fait appel pour un rôle aussi difficile!
Ang Lee: Wei Tang s'est conduite comme un véritable soldat. Un accès d'hystérie mis à part, elle a toujours tenu le coup. A certains moments, elle donnait même l'impression d'en savoir plus que certains hommes sur le set. Je suis d'ailleurs persuadé que les femmes en général sont plus en phase avec l'énergie négative qui s'échappe lors de l'acte amoureux.
Et pourquoi engager le 'good guy' par excellence, Tony Leung, pour un tel rôle de crapule?
Ang Lee: Tony est en premier lieu un excellent acteur, avec qui j'avais envie de travailler depuis des années. De plus, il ressemble comme deux gouttes d'eau au personnage de l'histoire écrite par Chang. Son image positive a fait que je n'ai pas dû m'inquiéter de la crédibilité du climax de mon film. L'espionne a une attitude tellement choquante à ce moment-là, tellement irrationnelle, que le spectateur doit pouvoir la comprendre.
Pouvez-vous comprendre sa manière d'agir?
Ang Lee: Pas du tout. Je suis et reste un homme. (rit) Heureusement, nous sommes entourés de femmes courageuses qui prennent parfois des décisions désespérées, mais néanmoins passionnées. L'entièreté de l'histoire du monde est construite autour d'une froide structure masculine. On peut de temps en temps la secouer par le coeur bouillonnant d'une femme.
Vos derniers films présentent à chaque fois des personnages principaux au destin tragique, qui tentent d'échapper aux règles de la société dans laquelle ils vivent. D'où vous vient cette fascination pour ce type de personnages?
Ang Lee: Je sais: il va vraiment falloir que je change après celui-ci. (rit) Il y a beaucoup de chance pour que mon prochain projet soit une comédie légère. En fait, je tourne autour du pot car je ne connais pas la réponse à votre question. Je devrais peut-être rendre visite à un psy. Sans doute que je me sens attiré par ce genre de personnage parce que je suis moi-même tellement peu sûr de moi. J'ai toujours tendance à vouloir plaire aux autres.
Pourtant, vous faites des films de plus en plus personnels. Dans une interview précédente, vous disiez vous reconnaître énormément dans le personnage principal de 'Lust, Caution'.
Ang Lee: Le film a beau porter sur des thèmes comme la responsabilité sociale et la liberté personnelle, je trouve que c'est tout autant un film qui porte sur le travail d'acteur et les performances. Alors que je n'étais encore qu'un étudiant, j'ai moi-même atterri dans une compagnie théâtrale. Ce sont les gens qui m'entouraient là qui ont fait de moi ce que je suis aujourd'hui. La représentation théâtrale dans le film est entièrement basée sur mes premiers pas au théâtre. Après cette représentation, je suis aussi sorti avec mes collègues. Cette pluie, ce moment dans le bus: ça nous est véritablement arrivé. (rit) En tant que réalisateur, il y a une chose qui ne cesse d'être plus claire pour moi: ce n'est qu'en faisant comme si, en jouant, que l'on atteint la vérité. L'homme a besoin d'un masque pour véritablement pouvoir être honnête. C'est l'ironie de notre existence.
Se trouve-t-on face à votre film le plus personnel?
Ang Lee: Je pense que oui. Evidemment, cette rêverie existentielle a toujours été présente dans mes films. Si vous prenez 'The Wedding Banquet', il est construit comme une vaste mise en scène. Je considère la vie comme un podium, une illusion. Nous ne voyons jamais la vérité, mais seulement sa réflexion.
Ce n'est pas un peu déprimant comme vision des choses?
Ang Lee: Toutes les religions et philosophies ne partent-elles pas d'un point d'origine négatif? Que l'on parle du communisme, du catholicisme ou du bouddhisme, à chaque fois, on part de l'hypothèse que l'homme est le dindon de la farce. (rit)
Quelque chose de tout à fait différent cette fois: avez-vous vu 'Zwartboek' de Paul Verhoeven? On pourrait dire qu'il s'agit du jumeau moins malin de votre film.
Ang Lee: Il y a un mois et demi, j'ai enfin eu l'occasion de le voir. Tout le monde m'en parlait. (rit) Paul se trouvait dans le jury du Festival du film de Venise, où mon film a été projeté pour la première fois. J'ai donc été mis face à ces similitudes dès le premier jour. Pourtant, je pense que ce sont deux bestioles totalement différentes.
Dernière question: vous attendez le nouveau 'Hulk' avec impatience?
Ang Lee: Le premier mot qui me vient est 'whatever'. Surtout vu qu'il ne s'agit pas d'une 'sequel' mais d'un 'reboot'. On redémarre donc à nouveau de zéro. La maison de production semble vouloir prendre ses distances avec ma version et je trouve ça incroyablement lâche. Lorsque mon film est sorti, ils m'ont soutenu à fond. Six mois plus tard, ils ne voulaient plus répondre à mes coups de fil. Je ne leur souhaite malgré tout que du bien, je ne lâcherai pas mon Hulk sur eux. (rit)
Merci pour cette discussion!
Steven Tuffin